joris Abadie
La philosophie, selon TH. Jouffroy, est une science dont l'objet n'est pas encore fixé ( Nouv. Mélanges, p. 103). C'est là un jugement sévère porté sur la philosophie par un philosophe. C'est à l'histoire à répondre à jouffroy. Elle nous apprendra si la philosophie est aussi ignorante et aussi divisée sur son objet qu'il le prétend ; et si, sous la diversité des formules, n'apparaît pas une pensée, toujours à peu près la même, qui, plus ou moins vague à l'origine, se dégage et s'éclaircit à mesure que la science se perfectionne : ce qui d'ailleurs est également vrai pour les autres sciences. Le premier problème philosophique dont nous ayons à étudier l'histoire est donc celui-ci : quelle est l'idée que les philosophes se sont faite de la philosophie aux diverses périodes de son histoire ?
Le mot « philosophie » a d'abord un sens très général. –Les mots de φιλοσοφος, φιλοσοφια ne se trouvent ni dans Homère ni dans Hésiode. A l'origine et pendant longtemps ce terme a un sens très général. Il désigne toute curiosité, toute culture intellectuelle, tout effort de l'esprit pour s'enrichir de connaissances nouvelles. Nous le trouvons pour la première fois dans Hérodote. Crésus dit à Solon : « J'ai entendu dire que tu avais parcouru beaucoup de pays en philosophe pour les observer : ως φιλοσοφιζων γην πολλην θεωριης εινεκεν επεληλυθας.. ( Hist., I, 30.) Thucydide fait dire à Périclès, dans sa célèbre oraison funèbre : " Nous aimons le beau avec mesure, nous philosophons sans molesse : φιλοκαλουμεν μετ' ευτελειας και φιλοσοφουμεν ανευ μαλακιας ( Guerre du Pélop., II, 40.) Par φιλοκαλουμεν entendez ici l'amour de la vérité sous toutes ses formes, l'art de bien dire et de bien penser, tout ce qui fait l'homme plus humain. Ce sens large du mot" philosophie " est resté longtemps en usage. Euthydème se croit " très avancé dans la philosophie ", parce qu'il a rassemblé beaucoup d'ouvrages de poètes et de sophistes renommés. ( Xénophon, Mém, IV, II, 23. ) Isocrate appelle sa rhétorique την περι τους λογους φιλοσοφιαν , parfois même φιλοσοφιαν, φιλοσοφειν , sans commentaires. ( Panégyr. d'Ath., I.)
D'après la tradition, Pythagore le premier aurait donné un sens précis au mot " philosophie " . " La qualité de sage ne convient à aucun homme, mais à Dieu seul." ( Diogène Laërce, Vie des philosophes, Préf.) C'est assez pour la gloire de l'homme d'aimer et de poursuivre la sagesse. Cicéron lui fait dire, dans un entretien avec Léon, tyran de Phliunte : " Raros esse quosdam qui, caeteris omnibus pro nihilo habitis, rerum naturam studiose intuerentur : hos se appellare sapientiae studiosos ( id est enim philosophos )." ( Tuscul.,V, 3.) Les philosophes dans le sens restreint du mot, jusqu'à Socrate, sont désignés par le nom de sage ( σοφοι ) ou de sophistes ( σοφισται ) , ou encore par celui de physiciens ( φυσικοι, φυσιολογοι ) .
La philosophie à l'origine est la science universelle. Pour les premiers sages, la philosophie comprenait à la fois et ce que nous appelons la science, c'est-à-dire l'explication des choses, et ce que nous appelons la sagesse, c'est-à-dire la pratique de la vertu, la prudence dans la conduite de la vie. Mais leur sagesse était toute pratique, et leur science était toute tournée vers le monde extérieur. Ils avaient accepté l'héritage des vieux poètes, des auteurs de théogonies, qui expliquaient l'histoire du monde par l'histoire des dieux. Ils tentaient la solution des mêmes problèmes : ils voulaient expliquer la formation de l'univers, l'apparition de l'homme sur la terre. Ils cherchaitent l'origine des choses soit dans les éléments, soit dans les atomes, soit dans les nombres. Leur philosophie étaient une cosmogonie, et embrassait tout le domaine de la connaissance humaine à cette époque.
Socrate ramène l'homme de la connaissance du monde à la connaissance de lui-même. Socrate fit une révolution dans la science et donna une autre direction aux études philosophiques, en passant de l'étude de la nature à l'étude de l'homme. Suivant une parole célèbre de Cicéron, " il fit descendre la philosophie du ciel vers la terre, et la fit entrer dans les cités et dans les maisons, " c'est-à-dire qu'au lieu de la tourner vers le monde et ses origines, il l'avait ramenée à la morale et à la politique. Mais Socrate n'est pas seulement le fondateur de la science morale. Le principe de sa logique, pendant vingt siècles, est demeuré la règle de l'esprit humain. La science, selon lui, a pour objet l'élément fixe et permanent qui se retrouve dans les choses accidentelles et particulières. Cet élément fixe, c'est l'idée générale, le concept, dont la définition est la fin de la science. La méthode de Socrate, reprise et développée par ses successeurs, est devenue la dialectique de Platon, la syllogistique d'Aristote ; sous cette dernière forme, elle a traversé toute l'antiquité, tout le moyen âge, et jusqu'à Descartes la science s'est donné pour objet de dégager les idées générales, de les définir, de les coordonner.
Socrate
Avec Platon la philosophie reprend un caractère d'universalité. Elle a pour objet l'Etre, le Bien, l'armonie des choses. Avec Platon et Aristote, le caractère universelle de la philosophie, trop effacé par Socrate, reparait. La philosophie n'est plus seulement pour eux la physique ou la morale, ni la collection de toutes les sciences : elle est la science souveraine, véritable, celle qui domine toutes les autres.
La philosophie suivant Platon, est l'acquisition de la science ( κτησις επιστημης ). La science n'a pas pour objet les choses sensibles, qui sont dans un état perpétuel de fluctuation, et qui ne contiennent aucune vérité, aucune stabilité ; elle n'est pas même l'opinion droite ( ορθη δοξα ), qui rencontre la vérité par une sorte de hasard heureux, et qui ne saurait se justifier elle-même ; elle a pour objet l'être véritable, absolument être et absolument connaissable : το μεν παντελως γνωστον ( Rép., 477 a, édit. H. Estienne ) ; son objet est donc l'immuable, l'identique, ce qui est toujours semblable à soi-même, ce qui dans chaque chose est précisément l'être de cette chose : τους αυτο αρα εκαστον το ον ασπαζομενους φιλοσοφους κλητεον ( Rép., v, 480 b ). C'est cet objet que Platon appelle l'Idée (ειδος, ιδεα ), principe de vérité pour l'intelligence et d'existence pour les choses. Ces Idées, modèles éternels des choses, résident dans l'Etre divin, et toutes sont résumées et comprises dans l'Idée suprême de Bien. On voit que la philosophie avec Platon se sépare et se distingue de la physique et de la morale, qu'elle s'élève au dessus de ces sciences, qu'elle devient de la métaphysique, sans en prendre encore le nom.
La philosophie n'est pas seulement, pour Platon la recherche de ce qu'il y a d'immuable et d'essentiel dans les choses, de l'élément idéal et absolu. Elle est encore, ou plutôt elle est en même temps et par la même une vue d'ensemble, une synthèse : ο διαλεκτικος συνοπτικος . Elle est le principe de l'armonie dans la vie et dans la pensée : ο διαλεκτικος συνοπτικος. Aussi la philosophie se confond avec la sagesse, la φιλοσοφια avec la σοφια , la science avec la vertue. C'est la recherche perpétuelle du Vrai et du Beau, lequel n'est autre chose que le Bien, το καλοκαγαθον , qui élève l'esprit du philosophe au-dessus des préjugés du vulgaire. Le pilosophe n'est pas seulement bon pour lui-même, il l'est pour les autres, il est le seul vrai politique, le seul législateur qui puisse donner à la cité le bonheur et la vertue.
Platon dans le Théétète trace le portrait du philosophe :
Qu'il soit forcé de discourir devant un tribunal ou ailleurs, des choses qui sont à ses pieds et de celles que l'on a sous les yeux, comme il apprête à rire non seulement aux servantes de Thrace, mais encore à toutes la foule ! ... En vient-on aux injures, il ne peut trouver une seule parole blessante pour les personnes... Dit-on devant lui qu'un homme est merveilleusement riche, parce qu'il possède dix mille arpents ou d'avantage, il juge que c'est bien peu de chose, accoutumé qu'il est à considérer la terre entière. Si l'on vante la noblesse, si l'on fait honneur à quelqu'un de pouvoir compter jusqu'à sept génération d'ancêtres riches, il estime qu'une telle admiration est le fait de gens à la vertue courte et étroite, impuissant à porter toujours leurs regards sur l'humanité tout entière, et à calculer que chacun de nous a des milliers d'ancêtres, foule innombrable, où se trouve pêle-mêle riches et mendiants, rois et exclaves, Grecs et Barbares... Elevé dans le sein de la liberté et du loisir, il ne tient point à déshonneur de passer pour un homme simple et qui n'est bon à rien, quand il s'agit de remplir certains ministères serviles, d'arranger un bagage, d'assaisoner des mets ou des phrases. Celui qui n'est pas philosophe, au contraire, entend parfaitement l'art de s'acquitter de tous ces emplois avec dextérité et promptitude ; mais ne sachant pas porter son manteau avec grace et homme libre, il est incapable de s'élever jusqu'à l'armonie des discours, et de chanter dignement la vie des dieux et des hommes qui participent à leur félicité. ( Théét., 24-25 ).
Platon
Aristote s'accorde avec Platon sur l'objet de la philosophie. Caractères de la science philosophique. Avec Aristote le mot φιλοσοφια continue à être employé dans le sens le plus large et à désigner toute recherche et toute connaissance scientifiques. La θεωρητικαι est la science en général, elle comprend trois ordres de sciences : les sciences spéculatives ( θεωρητιχαξ ), pratique (πρακτικαι ), poètique ( ποιητικαι ).
" Les sciences poètiques et pratiques ont pour objet ce qui peut être autrement qu'il n'est, et qui, par conséquent, dépend plus ou moins de la volonté. Les sciences spéculatives ont pour objet ce qui est nécessaire, au moins dans ses principes, et que la volonté ne peut changer. Mais l'art ne se confond pas non plus avec la pratique ; car il a sa fin dans une chose placée en dehors de l'argent, et où celui-ci doit réaliser sa volonté ; la fin de la pratique est dans le vouloir même de l'action intérieure de l'argent." ( F. Ravaison, Essai sur la métaphysique d'Aristote, t. Ier, p250 .)
Aristote emploie même le pluriel αι φιλοσοφιαι pour désigner les sciences en générales ( Métaphysique, VI, I, 1026a 18 ) : parlant des mathématiques, de la physique et de la théologie, il les appelle les trois φιλοσοφιαι θεωρητικαι .
Mais la vraie science du philosophe, la philosophie au sens propre, η του φιλοσοφου επιστημη ( Métaphysique, IV, III, 1005a 21, édit. de Berlin), c'est la πρωτη φιλοσοφια, la philosophie première. En général sur l'idée et sur l'objet de cette science, dit M. Zeller ( Hist. de la philosophie des Grecs, t. II, 2ème part., p.161, 3ème édit.), Aristote s'accorde avec Platon. Son objet n'est autre chose que l'être en tant qu'être : τω οντι η ον εστι τινα ιδια , χαι ταυτ εστι περι ων του φιλοσοφον επισχεψασθαι ταληθες ( Mét., IV, II, 1005a 2), l'essence, et plus précisement l'essence universelle du réel ( ανευ μεν γαρ τοθ καθολου οθκ εστιν επιστημην λαβειν ). Elle s'occupe des causes et des principes des choses, mais des principes les plus élevés et des premières causes ( δει γαρ ταυτην (σοφιαν) των πρωτων αρχων και αιτιων ειναι θεωρητικην ), pour s'élever enfin au principe absolu qui ne suppose plus rien. Science des principes, la philosophie est, en un sens, une science universelle. De même que Platon avait distingué la science, connaissance de l'éternel et du necessaire, de la sensation et de l'opinion, dont le domaine est le contingent, ainsi Aristote. Pour lui comme pour Platon, la science naît de l'étonnement ; elle s'oppose à l'opinion qui porte sur le contingent, elle a pour objet l'universel et le necessaire.
Aristote s'est fait, on le voit, une idée très haute de la philosophie ; il en a signalé les caractères avec une profondeur admirable : 1° L'universalité, l'esprit d'unité, de synthèse : nous devons concevoir la philosophie comme embrassant l'ensemble des choses, autant que cela est possible. ( Métaph., IV, I.)
2° L'abstraction et la hauteur spéculative :
Celui qui peut arriver à la connaissance des choses ardues ne le nommerons-nous pas philosophe ? Connaître par les sens est une faculté commune à tous et qui n'a rien de philosophique. ( Ibid. )
3° Le désintéressement :
La science à laquelle on s'applique pour elle-même et dans le seul but de savoir n'est-elle pas plus philosophique que celle qu'on étudie pour ses résultats ? ... Toutes les autres sciences sont plus nécessaires, aucune n'est meilleure, αναγκαιοτεραι μεν ουν πασαι ταυτης, αμεινων δ' ουδεμια (Métaph.)
4° L'indépendance et la suprématie :
Il ne faut pas que le philosophe reçoive, mais qu'il donne des lois. Il ne faut pas qu'il obéisse à un autre ; c'est à celui qui est moins philosophe à lui obéir... De même que nous appelons homme libre celui qui s'appartient et n'a pas de maître, de même aussi cette science seule entre toutes les sciences peut porter le nom de libre, parce que seule elle n'existe qu'en vue d'elle-même (μονη γαρ αυτη αυτης ενεκεν εστιν ). (Ibid.)
5° Enfin Aristote signale le caractère divin de la philosophie :
De toutes les sciences la plus divine est celle que l'on doit priser le plus. Or celle-ci est seule divine à un double titre. En effet une science qui est surtout le partage de Dieu et qui traite des choses divines, est divine entre toutes. A juste titre l'acquisition de cette science ne paraîtrait pas humaine, mais la jalousie ne convient pas à la divinité. ( Ibid.)
Aristote
Les préoccupations pratiques du Stoïcisme n'enlèvent pas à la philosophie son caractère d'universalité. Avec les Stoïciens, l'idée de la philosophie ne change pas quant au fond des choses ; mais ils en donnent une définition plus concrète et plus accessible au vulgaire. La sagesse ou σοφια est la science des choses divines et humaines : sapientia est notitia rerum humanarum divinarumque : την σοφιαν θειων τε και ανθρωπειων επιστημην ( Plutarque, De placitis philosophorum, 2). Mais, comme Socrate, ils font converger la science vers les choses morales et pratiques. Ils ne cherchent dans la spéculation que les principes d'une morale rationnelle. La σοφξα est une science, la φιλοσοφια est " l'exercice d'un art utile " : την δε φιλοσοφιαν ασκησιν τεχνης επιτηδειου ( Plut., De pac. phil., 2), l'effort vers la vertu : Philosophia studium virtutis est, sed per ipsam virtutem ( Sénèque, Epist. LXXXIX, 7). Pour marquer fortement le rapport de la vie spéculative à la vie pratique, les Stoïciens appelaient vertus la logique, la physique et l'éthique : αρετας τας γενικωτατας τρεις, λογικην, φυσικην, ηθικην ( Plut., ibid.; Diog. Laër. VII, 92). Mais ils ne renonçaient pas à l'unité de la philosophie, et pour la faire comprendre ils se servaient de comparaisons, que rapporte Diogène. (Vie de Zénon.) La philosophie est comme un animal : les os et les nerfs sont la logique ; la chair est la morale ; l'âme est la physique. La philosophie est comme un oeuf : la coquille est la logique ; le blanc, la morale ; le jaune est la physique. Ils se servaient encore de la comparaison d'un champ fertile : la logique, ce sont les palissades qui l'entourent ; le fruit, c'est la morale ; la terre ou l'arbre, c'est la physique. Dans toutes ces comparaisons, la logique est comme l'enveloppe, ce qui défend, ce qui protège et contient ; la physique est la partie féconde ; la morale en sort, s'en développe, en est le fruit.
Stoïcisme
Epicure. Plus encore que les stoïciens, Epicure donnait à la philosophie une tendance pratique. Il définissait la philosophie " une activié qui procure la vie bienheureuse par des discours et des raisonnements ". Eπικουρος ελεγε την φιλοσοφιαν ενεργειαν ειναι λογοις χαι διαλογισμοις τον ευδαιμονα βιον περιποιουσαν ( Sextus Empiricus, Adversus Ethicos, XI, 169). Il distinguait encore la logique ou canonique, la physique et la morale. Mais il subordonnait la logique et la physique à ses dogmes moraux, et il affectait pour la science pure, pour les mathématiques, pour l'astronomie, pour tout ce qui n'est pas directement utile, un dédain qui atteste l'affaissement de l'esprit spéculatif.
Epicure
Triomphe du mysticisme dans la dernière période de la philosophie grecque. Ce qui caractérise la dernière période de la philosophie grecque, c'est la théosophie, c'est un mysticisme qui parfois est poussé jusqu'à la supertition. C'est l'époque où à Alexandrie se rencontre et se fonde l'Orient et la Grèce ; où Philon le juif ( né vers 25 av. J.-C.) s'efforce de concilier le judaïsme et l'hellénisme ; où un Apollonius de Tyane (époque de Néron) mêle ses miracles à la résurrection du pythagorisme ; où Plotin ( 204-206 ap. J.-C.) transforme la doctrine platonicienne en l'interprétant et prêche le retour en Dieu par l'extase. La science de plus en plus se mêle à la mythologie. " Le mot philosophie perd toute signification précise." ( Zeller, trad. fr. t. Ier,p. 3.) Un linus ou un orphée sont considérés comme les pères de la philosophie ; on leur prête des poèsies apocryphes, dont le vague mysticisme contient toute sagesse. Les consécrations, les supertitions théurgiques, les hallucinations de l'extase marquent la fin de la philosophie.
Résumé et conclusion : qu'est-ce qu'a été la philosophie pour les grecs ? Il faut reconnaître que, chez les Grecs, le terme de philosophie n'a jamais été rigoureusement défini. Est-ce à dire qu'on ne puisse tirer de ces définitions variées certains traits communs, qui permettent de caractériser la philosophie grecque, d'en déterminer le rôle et la nature ? Deux traits principaux se dégagent de l'ensemble. D'abord, ce qui caractérise le philosophe, c'est qu'il n'étudie pas les sciences particulières pour elles-mêmes ; et elles ne sont que des matériaux pour le système qu'il étudie. En second lieu, chaque système est un effort pour concevoir le monde et l'homme dans leurs mutuels rapports, pour découvrir les lois générales qui dominent la nature comme la vie individuelle et sociale, pour appliquer à tout ce qui est des principes universels. Si la philosophie antique comprend toutes les sciences, c'est pour les envelopper et les dépasser, en les ramenant à l'unité. L'expérience humaine est encore limitée, le penseur n'a pas trop de tous les éléments qu'il a sous la main pour construire son système. Mais la philosophie n'est ni une science particulière, ni la somme, le total des connaissances acquises ; elle est une synthèse, elle étudie les choses, en tant qu'elles forment un tout, qu'elles sont en rapport, en sympathie. Elle voit l'homme dans la nature, et la nature dans l'homme ; elle s'attache aux principes qui, partout présents, partout agissants, font du monde un véritable univers. D'un mot elle est, selon l'expression même d'Aristote, la science des principes et des causes.
La philosophie au moyen âge. Effort pour accorder la raison et la foi. Durant les premiers de l'ère chrétienne, la philosophie se confond avec la constitution du dogme. Au moyen âge, elle est un effort pour concilier la raison et la foi, pour mettre d'accord les deux grandes autorités reconnues de la science antique et de la religion triomphante. Dans le système des vérités révélées, montrer l'expression de l'intelligible, l'achèvement de la raison humaine ; faire tenir ainsi dans les formules du christianisme les lois de l'esprit, tout l'homme, son intelligence et son coeur : voilà le rêve et l'espérance des grands penseurs du moyen âge. Saint Anselme, le plus grand des scolastiques platoniciens, écrit : credo ut intelligam, je crois pour comprendre ; il regarde la foi comme nécessaire à l'intelligence, comme la condition même de sa validité ; il définit son oeuvre : fides quaerens intellectum. Saint Thomas, le plus grand des scolastiques péripatéticiens, est déjà moins ambitieux. Il distingue le domaine de la raison du domaine de la foi. La raison prépare la foi, conduit vers elle ; la grâce ne supprime pas la nature, elle l'achève : gratia naturam non tollit sed perficit. La raison ne peut démontrer les vérités de la foi ; elle connaît l'unité de l'essence divine, mais non la triplicité des personnes : ea quae pertinent ad unitatem essentiae, non ea quae pertinent ad distinctionem. Celui qui veut prouver la Trinité par voie naturelle déroge à la foi, fidei derogat. ( Summa theol., quest. 32, art. 1er.) Si la raison ne peut établir les vérités de la foi, elle peut du moins écarter les objections qu'on leur oppose : solvere rationes quas inducit adversarius contra fidem, sive ostendendo esse falsas, sive ostendendo non esse necessarias. Avec saint Thomas, on put croire un instant que la conciliation entre la raison et la foi était faite. Mais Ockam, le rénovateur du nominalisme au XIVème siècle, affirme que tout ce qui dépasse l'expérience dépasse la raison et est objet de foi ; en même temps les mystiques soutiennent que tous les raisonnements ne valent pas l'élan d'une âme pieuse vers Dieu.
Bacon : philosophie est synonyme de science. Philosophie première. Avec la renaissance, la philosophie reconquiert son indépendance. Bacon et Descartes mettent la religion respectueusement en dehors des spéculations rationnelles et fondent la philosophie moderne. " Ce serait faire d'inutiles efforts, dit Bacon, que de vouloir adapter à la raison humaine les célestes mystères de la religion : donnez à la foi ce qui appartient à la foi. " ( De dignitate et augmentis scientiarum, 1. III, 2.) Bacon divise la connaissance humaine en trois branches : l'histoire, la poésie et la philosophie, d'après une division correspondante des facultés de l'âme humaine, mémoire, imagination, raison. Tout ce qui est un objet pour la raison est donc un objet pour la philosophie. Philosophiae objectum triplex : Deus, natura et homo ( 1. III, ch.Ier) : c'est la science tout entière. Mais il faut faire une place à part à la philosophie première.
"Comme les divisions des sciences ne ressemblent nullement à des lignes différentes qui coïncident en un seul point, mais plutôt aux branches d'un arbre qui se réunissent en un seul tronc, lequel, dans un certain espace, demeure entier et continu, il est propos, avant de suivre les membres de la première division, de constituer une science universelle qui soit la mère commune de toutes les autres et qu'on puisse regarder comme une portion de route qui est commune à toutes, jusqu'au point où ces routes se séparent et prennent des directions différentes. C'est cette science que nous décorons du nom de philosophie première ou de sagesse ( ce qu'on définissait autrefois " la science des choses divines et humaines ") ; elle diffère plutôt des autres par les limites où elle est circonscrite que par le fond ou le sujet même, car elle ne considère que ce que les choses ont de plus élevé, que leurs sommités. ( L. III, ch.Ier.)"
L'objet de cette science première est double, elle porte : 1° sur les axiomes qui sont communs à plusieurs sciences ; 2° sur les conditions transcendantes des êtres ( sur ce qui dans la nature est en grande ou en petite quantité, semblable ou différent, possible ou impossible, sur l'être et le non-être). La science de Dieu comprend la science de Dieu proprement dite ou théologie naturelle et la science des anges ou esprits. La science de la nature est spéculative ou pratique. Spéculative, elle comprend : 1° la physique, qui a pour objet la cause efficiente et la cause matérielle ; 2° la métaphysique, qui étudie la cause formelle et la cause finale. A la physique répond, comme science pratique, la mécanique ; à la métaphysique la magie naturelle qui, par la science des formes, donne la possibilité d'introduire une nature quelconque dans toute espèce de matière ( alchimie)( 1.III, ch. IV ). La mathématique n'est qu'une science auxiliare, un appendice de la physique. Bacon fait peu de cas des sciences déductives et de leur méthode. Il oppose sans cesse la fécondité de l'induction à la stérilité des procédés de la scolastique ; il est le fondateur de l'empirisme moderne. Est vera philosophia quae mundi ipsius voces quam fidelissime reddit, et veluti dictante mundo conscripta est, nec quidquam de proprio addit, sed tantum iterat et resonat.
Bacon
Descartes : la philosophie est la science universelle, mais déduite des premiers principes. Division de la philosophie. Pour Descartes, comme pour Bacon, la philosophie est véritablement la science universelle ; mais il marque avec beaucoup plus de netteté le rapport de la philosophie première aux autres sciences qu'elle enveloppe et qu'elle domine. La philosophie n'est pas la collection et la somme des connaissances particulières : elle est la science des principes, c'est-à-dire de tout ce qu'il y a de plus élevé dans toutes les sciences. Elle est à la fois spéculative et pratique ; mais c'est la théorie qui donne les fondements de la pratique. Enfin elle est bien pour lui, comme pour Bacon, la science de la nature, de l'homme et de Dieu ; mais elle a sa base et son unité dans le principe de la pensée se saisissant elle-même, et en elle l'Etre parfait, Dieu, pincipe de toute existence, source et garantie de toute vérité.
Dans sa préface des Principes de la philosophie ( lettre au traducteur ), Descartes s'est expliqué lui-même sur l'objet de la philosophie.
Ce mot de " philosophie " signifie l'étude de la sagesse, et par la sagesse on n'entend pas seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes les choses que l'homme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l'invention de tous les arts, et afin que cette connaissance soit telle, il est nécessaire qu'elle soit déduite des premières causes.
Ainsi la science n'a pas seulement pour objet de savoir, mais aussi d'assurer le bien-être et la félicité de l'homme. A ce point de vue, la pensée de Descartes est peut-être moins élevée que celle d'Aristote, qui avait fait du désintéressement le caractère de la philosophie. Mais lui-même ajoute :
Les hommes dont la principale partie est l'esprit, devraient employer leurs principaux soins à la recherche de la sagesse, qui en est la vraie nourriture. Il n'y a point d'âme tant soit peu noble qui demeure si fort attachée aux objets des sens qu'elle ne s'en détourne quelquefois pour souhaiter quelque autre plus grand bien, nonobstant qu'elle ignore souvent en quoi il consiste... Or ce souverain bien, considéré par la raison naturelle sans la lumière de la foi, n'est autre chose que la connaissance de la vérité par ses premières causes, c'est-à-dire la sagesse dont la philosophie est l'étude.
Comment parvenir à cette connaissance si précieuse ? pour le commun des hommes, et même pour la plupart des philosophes, il y a quatre modes de connaissance.
Le premier ne contient que des notions qui sont si claires d'elles-mêmes qu'on peut acquérir sans méditation ; le second comprend tout ce que l'expérience des sens fait connaître ; le troisième, ce que la conversation des autres hommes nous enseigne ; le quatrième, la lecture des livres.
Ce ne sont là que des formes inférieures du savoir.
Il y a eu de tout temps des grands hommes qui ont tâché de trouver un cinquième degré pour parvenir à la sagesse, incomparablement plus haut et plus assuré que les quatre autres : c'est de chercher les premières causes et les vrais principes, dont on puisse déduire les raisons de tout ce qu'on est capable de savoir ; et ce sont particulièrement ceux qui ont travaillé à cela qu'on a nommés philosophes.
Quelles sont les marques de ces premiers principes ? Il y en a deux : l'une, qu'ils soient si clairs et si évidents que l'esprit ne puisse douter de leur vérité : l'autre, qu'on en puisse déduire toutes les autres choses.
Il faut tâcher tellement de ces nouveaux principes la connaissance des choses qui en dépendent, qu'il n'y ait rien en toute la suite des déductions qu'on en fait qui ne soit très manifeste.
Ainsi la méthode de la philosophie est la méthode déductive : son critérium est la clarté, la distinction et l'enchaînement des idées. Elle se divise elle-même en plusieurs parties.
La première partie est la métaphysique, qui contient les principes de la connaissance, entre lesquels est l'explication des principaux attributs de Dieu, de l'immatérialité de nos âmes et de toutes les notions claires et simples qui sont en nous ; la seconde est la physique, en laquelle, après avoir trouvé les vrais principes des choses matérielles, on examine en général comme tout l'univers est composé ; puis en particulier quelle est la nature de cette terre et de tous les corps qui s'y trouvent, comme de l'air, de l'eau, du feu, de l'aimant, etc. En suite de quoi il est besoin aussi d'examiner en particulier la nature des plantes, celles des animaux et surtout celle de l'homme, afin qu'on soit capable par après de trouver les autres sciences qui lui sont utiles. Ainsi toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale ; j'entends la plus haute et la plus parfaite morale qui, présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse. ( Préface des Principes )
Descartes
Caractère de la philosophie moderne : la philosophie a son point de départ dans la critique de l'esprit. Avec Bacon et Descartes commence la philosophie moderne. Son objet ne diffère pas de l'objet de la philosophie antique. Le système de Descartes a l'ampleur des plus vastes systèmes : toute l'expérience scientifique de son temps se retrouve dans les matériaux dont il est construit. Mais si le problème est le même, l'esprit est changé. Le philosophe ancien se tourne vers les choses, il s'applique à l'étude du monde, il ouvre son esprit aux idées qu'elle lui suggère et il accepte tranquillement les résultats de ses spéculations. Le philosophe moderne se tourne vers le sujet de la connaissance. Bacon lui-même se prépare à la recherche de la vérité par une théorie de l'erreur, par une critique des procédés logiques employés par ses prédécesseurs. Descartes va plus loin, il fait du doute absolu le point de départ de sa philosophie. C'est reconnaître que la valeur de la science dépend de la valeur de l'esprit qui la crée.
La philosophie avec locke et ses successeurs devient une analyse et une critique de l'entendement humain. Cette vérité marque la voie où s'engage de plus en plus la philosophie moderne. Bacon et Descartes conservaient à la philosophie le caractère universel qu'elle avait eu dans l'antiquité. Le XVIIIème siècle essaye de la séparer des autres sciences et de la constituer comme science indépendante et particulière. Elle devient l'étude de l'entendement humain ( Locke), l'étude de la nature humaine ( Berkeley, Hume ), l'analyse des sensations ( Condillac ).
La science, dit Condillac, qui contribue le plus à rendre l'esprit lumineux, précis et étendu, et qui, par conséquent, doit le préparer à l'étude de toutes les autres, c'est la métaphysique. Elle est aujourd'hui si négligée en France que ceci paraîtra sans doute un paradoxe à bien des lecteurs... Il faut distinguer deux sortesde métaphysique. L'une ambitieuse, veut percer tous les mystères ; la nature, l'essence des êtres, les causes les plus cachées, voilà ce qui la flatte et ce qu'elle se promet de découvrir ; l'autres, plus retenue, proportionne ses recherche à la faiblesse de l'esprit humain, et aussi peu inquiète de ce qui doit lui échapper, qu'avide de ce qu'elle peut saisir, elle sait se contenir dans les bornes qui lui sont marquées. Notre premier objet, celui que nous ne devons jamais perdre de vue, c'est l'étude de l'esprit humain, non pour en découvrir la nature, mais pour en connaître les opérations, observer avec quel art elles se combinent, et comment nous devons les conduire, afin d'acquérir toute l'intelligence dont nous sommes capables. Il faut remonter à l'origine de nos idées, en développer la génération, les suivre jusqu'aux limites que la nature leur a precrites, par là fixer l'étendue et les bornes de nos connaissances et renouveler tout l'entendement humain. ( Essai sur l'origine des connaissances humaines, Introd.)
En France à la fin du XVIIIème siècle et au début du nôtre, on admet que la philosophie ou métaphysique s'est constituée définitivement comme science, depuis qu'elle a substitué au problème insoluble de l'origine des choses le problème de l'origine des idées. La philosophie tout entière est devenue l'Idéologie.
Locke
Kant s'oppose à la fois et à l'empirisme anglais et au dogmatisme mathématique des Cartésiens. A partir de Kant, une notion plus élevée sur la matière et l'objet de la philosophie commence à reparaître. On essaye de réconcilier l'idée antique d'une science universelle avec l'idée moderne d'une science précise fondée sur l'analyse et la critique des idées.
Kant n'admet pas que l'empirisme ait réussi à définir " par sa physiologie de l'entendement humain " l'étendue et les limites de la connaissance humaine.
Il n'est pas douteux que toutes nos connaissances ne commencent avec l'expérience ; ... mais il n'en résulte pas qu'elles dérivent toutes de l'expérience. En effet, il se pourrait bien que notre connaissance expérimentale elle-même fût un assemblage composé de ce que nous recevons par des impressions et de ce que notre propre faculté de connaître tirerait d'elle-même à l'occasion de ces impressions. ( Critique de la raison pure, Introduction, I1.)
A l'empirisme on peut opposer l'existence et la nécessité des jugements universels et nécessaires ; 1° leur existence : il suffit de citer toutes les propositions mathématiques, ou, dans un autre ordre, cette proposition : tout changement doit avoir une cause ; 2° leur nécessité : " Sans eux l'expérience même serait impossible. En effet, où cette expérience puiserait-elle la certitude, si toutes les règles d'après lesquelle elle se dirige étaient toujours empiriques, et par conséquent contingente ? " ( Crit. de la raison pure, ibid., II.)
Kant combat en même temps le dogmatisme mathématique des Cartésiens. Il consacre tout un chapitre de la Critique de la raison pure à la discution des mathématiques et de la philosophie.(2éme partie, Méthodologie, ch. 1.) " Les mathématiques donnent le plus éclatant exemple d'une extension de la raison pure par elle-même et sans le secours de l'expérience." Ce succès explique la tentative des Cartésiens. " Le grand succès qu'obtient la raison au moyen des mathématiques nous conduit tout naturellement à présumer que la méthode employée par cette science, sinon la science même, réussirait aussi en dehors du champ des quantités." C'est précisément ce que dit Descartes dans le Discours de la méthode : " Mais il faut distinguer deux sortes de connaissance rationnelle : la connaissance philosophique qui procède par concepts ; la connaissance mathématique, qui procède par construction de concepts."
Expliquons cette différence et voyons comment elle rend inapplicable à la philosophie la méthode des mathématiques. " Construire un concept, selon Kant, c'est représenter ( darstellen ) a priori l'intuition qui lui correspond. " Soit le concept du triangle : je puis me donner a priori l'objet qui correspond à ce concept, construire un triangle qui le représente in concreto, dans une intuition particulière, que je ne dois pas à l'expérience.
La figure particulière ici décrite est empirique, et pourtant elle sert à exprimer le concept, sans nuire à son universalité, parce que, dans cette intuition empirique, on ne songe jamais qu'à l'acte de la construction du concept, auquel beaucoup de déterminations sont tout à fait indifférentes, comme celles de la grandeur, des côtés et des angles, et que l'on fait abstraction de ces différences qui ne changent pas le concept du triangle.
Il en est de même des nombres que je puis construire à mon gré en ajoutant l'unité à elle-même.
Il n'en est pas des concepts de la philosophie, réalité, cause, substance, etc., comme des concepts mathématiques : l'esprit ne trouve pas en lui-même et a priori les intuitions qui les représentent et les réalisent. " Ainsi personne ne saurait tirer d'ailleurs que de l'expérience une intuition correspondant au concept de la réalité. " De même, " je ne puis représenter le concept d'une cause en général dans l'intuition que dans un exemple que me fournisse l'expérience ". Le philosophe ne peut donc pas construire ses concepts comme le mathématicien. Quand il essaye de procéder mathématiquement, il ne fait qu'analyser ses concepts, sans en sortir ; il reste dans des formes vides, dans le subjectif et l'illusoire ; il lui manque la réalité, l'objet qu'il ne saurait se donner à lui-même. La conclusion, c'est qu'il faut renoncer au dogmatisme mathématique des Cartésiens.
Le géomètre, en transportant sa méthode dans la philosophie, ne construit que des chateaux de cartes. Il ne convient pas à la nature de la philosophie de se parer des titres et des insignes des mathématiques, étrangère qu'elle est à leur ordre, bien qu'elle ait toute raison de souhaiter une alliance fraternelle avec elles.
Kant
Objet de la philosophie : déterminer les éléments a priori de la connaissance et de l'action. Qu'est-ce donc la philosophie ? Elle est " la législation de la raison humaine ". Son oeuvre est de déterminer les concepts a priori qui domine la connaissance et l'action, de montrer leur enchaînement, d'en faire un système. Elle est théorique et pratique. La première détermine un objet, c'est-à-dire en caractérise la nature et les lois ; la seconde le réalise, c'est-à-dire le fait passer de la pensée à l'action. L'une est la science de ce qui est, l'autre de ce qui doit être ; l'une est la science de la nature, l'autre de la liberté. (Critique de la raison pure, 2ème partie, ch. III, Architectonique.)
Toute philosophie, soit théorique, soit pratique, a deux parties : l'une pure, l'autre empirique. Elle est pure, lorsqu'elle repose exclusivement sur des principes antérieurs à l'expérience ; elle est empirique, lorsqu'elle extrait ses principes de l'expérience.
La philosophie théorique, dans sa partie pure, est la philosophie proprement dite : elle peut être divisée en deux parties, suivant qu'elle considère la matière ou la forme de la pensée. L'étude des concepts considérés dans leur forme, c'est-à-dire dans leurs lois générales, est la logique ; l'étude des concepts considérés dans leur matière, c'est-à-dire dans leur rapport aux objets, est la métaphysique. Pour expliquer la pensée de Kant dans un langage qui nous soit familier, disons que l'objet de la logique est la vérité ; l'objet de la métaphysique, la réalité, mais la réalité en tant qu'elle est soumise à des lois rationnelles et absolues, c'est-à-dire à des lois a priori. La métaphysique est donc la science des lois a priori de l'esprit dans leur rapport avec les objets. Kant trouve cette définition plus précise que celle d'Aristote. Suivant Aristote, la philosophie est la science des premiers principes. Mais qu'est-ce que les premiers principes ? Ce sont, dit-on, les principes les plus généraux ; mais quel degré de généralité faut-il pour constituer les premiers principes ? " Que dirait-on si la chronologie ne pouvait désigner les époques du monde qu'en les partageant en premiers siècles et en siècles suivants ? On pourrait demander si le cinquième, si le dixième siècle, etc., font aussi partie des premiers ?"
La métaphysique à son tour se divise, selon ant, en deux parties : l'une préliminaire et préparatoire, de beaucoup la plus importante et presque la seule pour Kant, c'est la critique. La seconde est l'enchaînement systématique des concepts : c'est la métaphysique proprement dite, qui se réduit à peu de chose chez Kant, mais qui va reprendre sa place chez ses successeurs.
La métaphysique, celle de la nature aussi bien que celle des moeurs, surtout la critique d'une raison qui se hasarde à voler de ses propres ailes, critique qui précède comme exercice préliminaire ( comme propédeutique ), constituent donc proprement à elles seules ce que nous pouvons nommer " philosophie " dans le véritable sens du mot.
Kant se fait à lui-même une objection : c'est que dans cette définition ou division de la philosophie il n'y a pas de place pour la psychologie empirique, telle que Locke l'avait fondée.
Où se placera la psychologie empirique, qui a toujours eu sa place dans la métaphysique, et dont on a attendu de notre temps de si grandes choses pour l'éclaircissement de cette science, après avoir perdu l'espoir de rien faire de bon a priori ?
Selon Kant, la place de la psychologie empirique est au milieu des sciences empiriques. Elle doit faire partie de l'anthropologie ou science de l'homme, qui est le terme le plus élevé de la philosophie empirique, c'est-à-dire des sciences physiques naturelles.
Quant à la philosophie pratique ou morale, elle se divise elle-même en morale pure et morale empirique. La première a pour objet les lois a priori de la liberté, c'est-à-dire la loi du devoir ; la seconde a pour objet les lois de la prudence et de l'habileté. La morale empiriquese rattache à l'anthropologie ou science empirique de l'homme.
Au fond, la philosophie se borne donc, selon Kant, à la critique et à la morale, ou plutôt à la critique seule : car il y a une critique de la raison pratique, comme une critique de la raison théorique ; et la philosophie est la critique des lois a priori de l'entendement et de la volonté. Ainsi, tandis que Locke, pour définir et limiter la philosophie, prenait pour caractère distinctif le point de vue des faits de conscience, Kant essaye de lui restituer le caractère de science fondamentale, en la définissant par la notion de lois a priori. Locke restait dans l'expérience, mais s'attachait à l'expérience subjective, à l'expérience par la conscience. Kant admet aussi le point de vue de la conscience, mais seulement pour y découvrir les conditions premières et absolues de l'expérience. L'un et l'autre prenaient pour l'objet l'entendement humain ; mais l'un l'entendement empirique, l'autre l'entendement pur.
Fichte : la philosophie est la science de la science. Chez les successeurs de Kant, la philosophie, tout en maintenant son individualité comme science distincte, tend de plus en plus à reprendre son autorité comme science universelle et comme science absolue.
Fichte, sans méconnaître les prétentions légitimes des sciences positives et des sciences exactes, aspire surtout à faire reconnaître l'existence d'une science de la science ( wissenschaftslehre). Qu'est-ce que le savoir, si on ne sait pas ce que c'est que de savoir ? Si la science est, comme l'a dit Kant, un enchaînement de propositions liées suivant des principes, la philosophie, la philosophie ne sera une science que quand elle présentera un caractère semblable. Il faut donc qu'elle forme un tout, un système. La philosophie doit être antérieure à toutes les autres sciences. Chaque science a un contenu ( un objet ) et une forme ( une méthode logique ). Or toutes les autres sciences admettent sans examen et leur contenu et leur forme : la géométrie, par exemple, admet la notion d'espace et la forme déductive ; la physique admet la notion de corps et la forme inductive. Or c'est à la science de la science, en d'autres termes, à la philosophie qu'il appartient de rendre compte des principes matériels et des principes formels des autres sciences, c'est-à-dire de leur contenu et de leur méthode.
Mais la science de la science a elle-même, comme les autres sciences, son contenu et sa forme, dont il faudra rendre compte. S'adressera-t-on à une autre science ? Non, car ce serait aller à l'infini. Il faut que la science de la science se justifie elle-même ; elle est la science première, elle a pour objet les premiers principes. Ainsi la définition de Fichte ne différait point de celle d'Aristote et de Descartes.
Fichte
Schelling et Hegel rendent à la philosophie son caractère d'universalité. La définition de Fichte, comme celle de Kant, donnait une notion précise de la philosophie, et lui restituait son rang de science première, sacrifié par l'école de Locke. Mais elle la renfermait dans le domaine purement subjectif. Pour Kant, la philosophie était la critique de la raison ; pour Fichte, elle n'était que le développement systématique de la notion du moi, la science des actes nécessaires de l'esprit. Les successeurs de ces deux philosophes conservent à la philosophie le caractère essentiel que lui ont donné Kant et Fichte. C'est toujours la science des lois a priori de la raison, ou la science de la science. Mais en élargissant son domaine, en s'élevant à l'idée d'un principe commun du moi et du non-moi, ils lui rendent l'universalité qu'elle avait eue avec les anciens et avec Descartes, sans la confondre toutefois, comme eux, avec les sciences concrètes et particulières.
Pour Schelling, le sujet et l'objet, le réel et l'idéal, la nature et l'esprit sont identiques dans l'absolu. Nous connaissons cette identité par l'intuition intellectuelle ( intellectuelle Anschauung ). La philosophie développe les deux termes de cette identité ; elle comprend par conséquent deux sciences fondamentales. Ou elle part de l'objectif, et le problème est alors de montrer comment de l'objet sort un sujet en accord avec lui : c'est la physique spéculative. " La théorie de la nature achevée serait celle qui résoudrait la nature tout entière en une intelligence." Ou elle fait sortir du subjectif l'objectif, ramène la raison réelle et inconsciente à la raison idéale et consciente ( die relle oder bewusstlose Vernunftthaetigkeit auf die ideelle oder bewusste), montrant dans la nature l'organisme visible de notre entendement : c'est la philosophie transcendantale. " L'oeuvre de toute philosophie, c'est de faire sortir ou de la nature un intelligence, ou de l'intelligence un nature."
Hegel reprend la philosophie de l'Identité de Schelling, mais il prétend lui donner une forme scientifique et définitive. Il n'y a pas d'une part le réel, de l'autre l'esprit ; d'une part le phénomène, de l'autre le noumène ; il n'y a que la pensée qui fait tout à la fois et la vérité et la réalité des choses. La pensée, c'est l'absolu, c'est tout ce qui est, tout ce qui peut être ; ses principes et ses formes sont les lois nécessaires, universelles ; la marche dialectique est l'histoire des choses. La pensée étant l'absolu, toute réalité est une détermination de la pensée ; le réel se confond avec l'intelligible ; la logique avec la métaphysique ; la dialectique de l'intelligence réfléchie avec l'enchaînement nécessaire des idées et des catégories de la nature.
Ainsi la philosophie, c'est la pensée de l'absolue vérité ; c'est l'idée se pensant ( die sich denkende Idee ) ; la vérité se sachant ( die sich wissende Wahrheit ). Elle comprend la Logique, science de l'idée pure, science du Verbe, de la raison antérieure à tout ce qui est ; la philosophie de la nature ; la philosophie de l'esprit, considéré en lui-même et dans son développement progressif ( philosophie du droit, de l'art, de la religion, histoire de la philosophie ).
Schelling
Th. Reid et ses disciples réduisent la philosophie à la psychologie. Pendant que Kant et ses successeurs relevaient la notion de la philosophie, les philosophes écossais, Reid et Dugald Stewart, tout en se séparant de Locke pour le fond des doctrines, se faisaient cependant la même idée que lui de la philosophie. Ils écartaient également la métaphysique ou science des premiers principes, comme soulevant des problèmes insolubles, et réduisaient la philosophie à la psychologie.
C'est avec raison, dit Dugald Stewart, que les physiciens ont abandonné aux métaphysiciens toutes les questions relatives à la substance dont ce monde est composé... Il y a une distinction toute pareille à faire pour les questions relatives à l'esprit humain, analogues à celles que les métaphysiciens ont élevées au sujet de la matière... Il est inutile de rechercher si elles sont ou non susceptibles de solution. Il suffit de remarquer que les opinions métaphysiques sur la nature du corps et de l'âme n'ont aucune liaison naturelle avec la recherche des lois dont ces phénomènes dépendent. Deux physiciens peuvent différer sur la cause de la gravitation, sans cesser d'être complètement d'accord sur la physique. De même dans l'étude de l'esprit humain, les résultats auxquels on arrive en observant les phénomènes n'ont aucune liaison nécessaire avec les opinions sur la nature et l'essence de l'esprit. ( Eléments de la philosophie de l'esprit humain, Intro., I. Trad. fr., p. 5)
Reid
Ecole éclectique. En France la première partie du siècle a été occupée par une école que l'on a appelée école éclectique ou spiritualiste. Fondée par Royer-Collard, constituée par Victor Cousin et son disciple Jouffroy, elle a surtout trouvé sa forme et son originalité propre dans la doctrine de celui que Cousin avait appelé " le premier métaphysicien de son temps ", Maine de Biran. Quelles ont été les vues de cette école sur l'objet de la philosophie ? Dès l'origine elle est divisée en deux branches : la branche allemande et la branche écossaise ( Jouffroy, Préface de la traduc. des OEuvres de Reid, p. CCXVI ) : la première est représentée par V. Cousin, la seconde par Th. Jouffroy.
Victor Cousin avait sur l'objet de la philosophie les mêmes idées que l'Allemagne. En 1818 ( Premiers fragments, p. 264) il reproduisait la pensée de Fichte ; en 1828 ( Cours, 1ére leçon ) la pensée de Hegel.
Selon moi, disait-il en 1818, comme toute vérité est d'abord telle ou telle vérité, et qu'elle a de plus quelque chose en elle qui la constitue vérité, de même toute science se compose d'un élément individuel qui la fait elle et non pas une autre, et d'un élément supérieur, non individuel, qui lui imprime le caractère de science. Qu'est-ce donc qui constitue la vérité et la science en elles-mêmes, comme vérité et comme science ? Cette question fondamentale, décomposée dans toutes les questions auxquelles elle donne lieu, engendre une science entière, qui peut être appelée la science par excellence, la science première, et, à parler rigoureusement, la science de la science.
En 1928, Cousin ne voyait plus seulement dans la philosophie la science de la science, mais la pensée se pensant elle-même et contenant en soi tous les éléments de la réalité. C'est la conception de Hegel.
La philosophie, disait-il, n'est guère autre chose qu'une méthode ; il n'y a peut-être aucune vérité qui lui appartienne exclusivement ; mais elles lui appartiennent toutes à ce titre qu'elle seule peut en rendre compte, leur imposer l'épreuve de l'examen et de l'analyse etles convertir en idées. Les idées sont la forme adéquate de la pensée, c'est-à-dire la pensée elle-même se pensant et se connaissant, et se prenant elle-même comme objet de la pensée.
Ainsi la philosophie n'est plus seulement la science de la science, une sorte de logique supérieure : elle est la science de la pensée tout entière dans toutes ses formes et dans toutes ses idées fondamentale ( l'utile, le juste, le saint, le beau ). Elle embrasse donc la réalité elle-même dans ses éléments essentiels et universels. Elle n'est plus seulement une logique, elle est une métaphysique.
Tandis que Cousin ramenait la philosophie à sa conception la plus élevée, Th. Jouffroy, plus fidèle à l'esprit écossais, paraissait ajourner la métaphysique indéfiniment, et se séparait de Cousin lui-même, en le plaçant au nombre de ceux qu'il appelait des chercheurs d'absolu. Il distinguait les questions de philosophie en deux classes : les questions de fait et les questions ultérieures ( Préface de Reid, p. LXVI) ; mais il n'admettait celles-ci qu'autant qu'elles se rattache aux premières et y trouvent leur solution. Selon lui, l'unité de la philosophie, c'est de comprendre toutes les questions dont la solution doit être cherchée dans un fait ou une loi de l'esprit humain. Toutes les questions de philosophie ont leur racine commune dans la psychologie. En d'autres termes, " la philosophie tout entière est un seul arbre, dont la psychologie est le tronc, et les autres recherches les rameaux."
Ecole eclectique
Négation de la philosophie : le positivisme. Après avoir interrogé les philosophes sur la philosophie, interrogeons ceux qui se font gloire de ne pas l'être. S'il faut en croire le positivisme, la philosophie proprement dite, de nos jours, a cessé d'exister. Elle a eu sa raison d'être au moment où les éléments peu nombreux de l'expérience humaine pouvaient être embrassés par un seul esprit ; elle était alors la science même ; elle soutenait les courages par des espoirs chimériques. Aujourd'hui les sciences sont divisées ; elles se multiplient comme les objets à étudier ; il ne reste rien à la philosophie métaphysique qui, chassée de l'esprit comme du monde, de la pschologie comme de la physique, est réduite à errer dans les espaces imaginaires. Son histoire même condamne. Après des siècles d'existence, non seulement elle n'est pas arrivée à des solutions définitives, universellement acceptées, mais elle est encore à déterminer son objet et sa méthode. A l'impuissance de la spéculation a priori opposez les progrès accomplis par la science positive : l'expérience est décisive. La conclusion, c'est que tout ce qui est au delà du savoir positif est inaccessible à l'esprit humain, c'est que " toute proposition qui n'est pas finalement réductible à la simple énonciation d'un fait ou particulier ou général ne saurait offrir un sens réel et intelligible". Les faits et leurs lois, les phénomènes et leurs rapports constants, voilà le vrai domaine de l'esprit humain.
Si toute spéculation sur l'absolu est illégitime, c'est que toute connaissance humaine est relative. Les positivistes ne démontrent pas la relativité de la connaissance par une critique de l'esprit, mais par une histoire des sciences. Toutes les sciences avant de se constituer comme sciences positives, définies dans leur objet et leur méthode, ont traversé deux phases préparatoires : la phase théologique et la phase métaphysique.
Dans l'état théologique, l'esprit humain, dirigeant essentiellement ses recherche sur la nature intime des êtres, les causes premières et finales de tous les effets qui le frappent, se représente les phénomènes comme produits par l'action directe et continue d'agents surnaturels plus ou moins nombreux, dont l'intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes de la nature. (A. Comte, cours de philosophie positive, 1er leçon.)
C'est ainsi que le premier effort des Grecs pour expliquer la formation de l'univers est une théogonie.
Dans l'état métaphysique, qui n'est au fond qu'une modification générale du premier, les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités ( abstraction personnifiées ), inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d'engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes, dont l'explication consiste à assigner pour chacun l'entité correspondante.(Ibid.)
Toutes les sciences ont traversé ces deux états transitoires ; les plus simples ont été les premières à se dégager et à s'affranchir, les plus complexes arrivent à peine à l'état positif.
Dans cet état, l'esprit humain, reconnaissant l'impossibilité d'obtenir des notions absolues, renonce à chercher l'origine et la destination de l'univers, et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour s'attacher uniquement à découvrir, par l'usage bien combiné du raisonnement et de l'observation, leurs lois effectives, c'est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude. L'explication des faits, réduite alors à ses termes réels, n'est plus désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes particuliers et quelques faits généraux, dont les progrès de la science tendent de plus en plus à diminuer le nombre. (Cours de philosophie positive, 1ère leçon.)
Qu'on n'objecte pas que la métaphysique garderait au moins son rôle de science universelle et synthétique. Le rôle de la philosophie positive est précisément de satisfaire à ce besoin d'unité de l'esprit humain. Les sciences sont distinctes, elles ne sont pas isolées ; saisissant les phénomènes dans leurs rapports, par leurs progrès mêmes elles tendent à former un tout, à devenir la science. La vraie philosophie consiste à découvrir les relations et l'enchaînement des sciences entre elles, à coordonner ainsi leurs résultats et leurs principes. Dans la nature : 1° les faits les plus simples sont les plus généraux ; la généralité est en raison inverse de la complexité : les phénomènes physiques par exemple sont plus simples et plus généraux que les phénomènes biologiques ; 2° tout ordre d'existence suppose, comme condition, les ordres d'existence inférieurs et plus simples, par exemple la matière organisée suppose la matière brute. On peut donc entre les sciences, comme entre leurs objets, découvrir un ordre de subordination et de dépendance, en former un système hiérarchique, dans lequel la science la plus abstraite et la plus générale sert de point de départ, de condition, de base élémentaire à la science plus concrète et plus particulière qui la suit immédiatement dans la classification. Au premier degré, comme supposées par toutes les autres sciences, sont les mathématiques ; car les propriétés mathématiques sont les plus simples et les plus universelles (algèbre, arithmétique, géométrie, mécanique) ; puis viennent, suivant un ordre de généralité décroissante et de complexité croissante, l'astronomie, qui peut exister sans les mathématiques, la physique, la chimie, la biologie, la sociologie ou science des sociétés humaines. Cette classification n'est pas arbitraire ; en même temps elle marque l'enchaînement des sciences, leurs raports réciproques, l'ordre de leur progrès historique, elle reproduit les relations réelles des phénomènes entre eux ; elle est la philosophie scientifique, la seule désormais légitime et possible.
positivisme
Résumé et conclusion. Distinction de la science et de la philosophie. Malgré les critiques du positivisme, on peut dire que deux notions plus ou moins liées l'une à l'autre paraissent avoir été le résultat du travail de la philosophie moderne. D'une part la philosophie est la science de la science, la science des lois a priori de la pensée de l'Etre. De l'autre, la philosophie est la science de l'esprit humain. Deux données la séparent des autres sciences : 1° le fait de conscience, qui oppose le subjectif à l'objectif, d'où la psychologie ; 2° l'idée de l'universel ou de l'unité, qui s'impose et s'oppose à toutes les sciences particulières : de là la métaphysique. C'est entre ces deux points de vue que la philosophie oscille depuis deux siècles. Plusieurs conciliations ont été cherchées et proposées. Kant trouve les lois a priori dans la critique de l'esprit ; Victor Cousin les admet comme des lois de la conscience ; Biran, plus profond, les fait sortir, comme Fichte, mais en un autre sens, de l'analyse réflexive du moi. Enfin ce qui prouve que ces deux conceptions ont une liaison nécessaire, c'est que tous les grands philosophes ont eu à la fois une métaphysique et une psychologie.
Quant au positivisme, nous n'avons pas à le discuter ici. (Voyez la Science positive et la Métaphysique, par L. Liard, 1879.) Disons seulement que le problème de la philosophie n'est pas le problème de la science : voilà qui suffit à justifier et à assurer son existence. En présence du même monde, le même esprit humain se posera toujours les mêmes problèmes. Le positivisme veut interdire à l'homme le fruit de l'arbre de science. Soyez sûrs que l'esprit humain portera la main sur le fruit défendu. Généraliser n'est pas expliquer. La loi universelle ne serait qu'un fait très général qui, comprenant ce qui est commun à tous les autres faits, les coordonnerait. On a beau s'élever de lois en lois, on n'atteind jamais ni les raisons ni les causes. L'oeuvre de la science positive achenée, l'esprit n'est pas satisfait. Il veut une science du tout, de l'absolu, du nécessaire, des principes et des causes. La métaphysique reste à faire, parce que toutes les questions qui s'imposent à l'esprit ne sont pas résolues et que l'expérience scientifique ne suffit pas à les résoudre.
La science elle-même n'est encore qu'un fait comme les autres. D'où vient que la science est possible ? à quelles conditions le mondes peut-il être pensé ? Il faut une science de la science, une critique de l'esprit et de ses lois. Encore une porte qui s'ouvre devant la métaphysique.L'objet n'existe pour nous que parce qu'il est pensé, le monde que parce qu'il devient ma pensée. Au point de vue objectif s'oppose le point de vue subjectif, celui de la pensée sans laquelle tout s'anéantit et se dissout. Dès lors ce n'est plus d'enregistrer des faits et des lois qui ne sont que des faits plus généraux : on veut comprendre, on est tenté de suivre jusqu'au bout la pensée, de se livrer à elle et d'aller jusqu'à l'intelligible véritable. La philosophie, c'est cet effort même vers l'intelligible, ce besoin de découvrir le sens des choses. La philosophie ne peut pas disparaître, parce qu'elle renaîtra sans cesse de la réflexion sur le rôle du sujet dans la connaissances.