par Paul Janet
Messieurs,
J'ai parlé dans la dernière leçon du chef de famille et du mari ; je traiterai aujourd'hui du rôle de la femme dans la famille comme maîtresse de maison et compagne de l'homme. Je réserve, pour vous en parler à la fois, le père et la mère dans leurs rapports avec les enfants.
Si l'homme a la souveraineté dans la famille, s'il a la surveillance générale et la grande direction, il est un empire circonscrit sans doute, mais infini dans le détail et de grande conséquence pour le bonheur de la famille, où la femme exerce l'autorité immédiate et presque l'autorité absolue. Cet empire, je ne veux pas en dissimuler le nom, c'est le ménage.
Il y a plusieurs manière de comprendre le ménage : on peut n'y voir qu'une occupation basse et grossière, indigne des soins de la femme et qu'il faut laisser aux servantes ; ou bien une nécessité humiliante à laquelle la femme doit se soumettre, puisqu'elle ne peut faire autrement ; ou un devoir, mais un devoir triste, froid, ennuyeux ; ou enfin, encore un devoir, mais un devoir que l'on accomplit avec goût, avec intérêt, avec passion.
De ces différentes opinions, laquelle est la véritable ? La première est évidemment absurde. Il faut une administration domestique : l'intérêt de la famille l'exige impérieusement. Il importe peu que les grands intérêts de la famille soient protégés au dehors par le mari, si au dedans le désordre règne dans le détail et dans la dépense. Mais à qui appartient-il de s'occuper des soins intérieurs ? ce n'est pas à l'homme sans doute : il a bien assez du travail du dehors, et de la surveillance générale, sans être encore accablé des milles détails de la vie de chaque jour. D'ailleurs, il n'y est pas propre, et il ne pourrait devenir apte et entendu qu'au détriment de facultés plus importantes : enfin, si le ménage est au-dessous de la femme, à plus forte raison est-il au-dessous de l'homme. Le ménage n'est donc pas la fonction de l'homme ; et alors, s'il n'est pas celle de la femme, à qui appartient-il ? Je n'ai pas besoin de dire que ce n'est pas aux enfants : restent les domestiques. Mais se fiera-t-on à l'intérêt, à l'honnêteté d'un domestique, pour le salut de la famille ? est-ce pour la livrer à un tel hasard que l'homme a consacré sa vie à la femme, et que l'un et l'autre ont donné la vie à leurs enfants ?
Le ménage est donc une nécessité pour la femme ; mais est-ce une necessité humiliante, un joug servile qu'elle n'accepte que par l'impuissance de s'en affranchir ? ce joug, c'est elle-même qui le rendrait servile, en le subissant comme une contrainte ; c'est elle-même qui se ferait servante, en prenant les soins du ménage sans y attacher d'autre idée que celle des servantes, et en payant par des soins tout matériels la subsistance ou la sécurité que lui procure son mari. ( annotation Apj, ces arguments sont ceux d'une autre époque, l'homme à l'extérieur, la femme à l'intérieur du foyer. Ceci est sans compter cette misère qui a oté le travail aux hommes et qui induit qu'il est rare qu'un salaire suffise à faire vivre une famille en respectant les critères conditionnés, imposés par la télévision. En d'autres mots, aujourd'hui le ménage incombe à celui qui reste à la maison, sinon il est partagé par respect. Les arguments présentés ne sont plus d'actualité. Mesdames à vos réactions, je les rajouterai dans les limites de la raison, ce texte est là pour être commenté ). Ainsi l'humiliation qu'elle trouve dans le ménage est tout à fait volontaire. D'ailleurs, si le ménage est une nécessité pour la femme, il est pour elle un devoir : car chacun est tenu à faire ce que nul ne peut faire à sa place ; et la nécessité en se transformant en devoir perd ce qu'elle a de désagréable pour l'amour-propre, et de révoltant pour la fierté : ce n'est plus une loi brutale à laquelle on cède malgré soi, parce qu'on ne peut faire autrement ; c'est une loi raisonnable à laquelle on obéit parce qu'elle est raisonnable.
Le ménage est donc un devoir ; mais est-ce un devoir qu'il faut simplement remplir sans s'inquiéter de le remplir avec charme, avec plaisir, avec joie ? En général, le devoir sans plaisir est-il bien rempli ? lorsqu'on ne cherche pas à faire plus que son devoir, fait-on bien tout son devoir ? et fait-on plus que son devoir, sans passion et sans amour ? il est des moralistes austère qui ont soutenu cette doctrine, que c'est comprmettre et altérer le devoir que d'y mêler le moindre plaisir, même le plaisir de faire son devoir. Le philosophe allemand Kant soutenait cette opinion : son compatriote schiller le critique finement dans cette jolie épigramme : " j'ai du plaisir à faire du bien à mon voisin, cela m'inquiète." Aristote, qui était un bien grand moraliste, a défini l'homme vertueux celui qui prend plaisir à faire des actes de vertu. Cette belle définition pourrait facilement se justifier en théorie ; en pratique elle est inconstestable. Le ménage doit donc être pour la femme un devoir agréable, elle doit s'y plaire, s'y livrer avec sérieux et enjouement ; elle y est admirablement propre ; son esprit ami des détails, peu fait pour les idées abstraites, se déploie et se joue heureusement dans les milles soins de l'administration intérieurs que le ménage ne puisse donner l'occasion de vertus hautes, nobles ou délicates. L'économie, par exemple, est une vertu bien humble et bien commune : on ne se vante guère de l'avoir, on se vante souvent de ne l'avoir pas : et cependant, si par l'économie la femme épargne le travail et les jours de son mari et réserve après elle un morceau de pain à ses enfants, si par l'économie elle sauve la considération de sa famille, et, sans chercher à éblouir les yeux par unéclat emprunté qui ne cache point l'indigence, elle commande le respect par une dignité modeste et une fière simplicité, cette vertu que l'on traite de prosaïque ne peut-elle pas être appelée à bon droit une vertu héroïque, dans un temps où elle est si difficile à pratiquer et dans une société consumée par les rivalités du luxe et l'insatiable besoin de paraître ?
l'ordre, la règle, est la vertu bien froide et bien peu attachante : et cependant, l'ordre dans le ménage, c'est déjà l'ordre dans les pensées, dans les sentiments, ce n'est point tout le bonheur, mais c'est une partie du bonheur, ce n'est point la sagesse, mais c'est une des conditions de la sagesse.
La famille
Le mari
Le père et la mère
L'enfant
Le fils
La fille
Le siècle et la famille
L’œuvre de Paul Janet