Phénomènes sensitifs. Les sensations.
Nous avons vu plus haut ( 49 ) qu'on peut distinguer dans nos
sensations deux points de vue : 1° le point de vue affectif ou
émotif ; 2° le point de vue représentatif ou
instructif ; et nous sommes convenus de réserver le nom de
sensation pour ce second point de vue.
Les sensations représentatives sont surtout les sensations
externes, dues à ce que l'on appelle les sens : mais pour
quelques-unes d'entre elles « odorat et goût », il
est très difficile de distinguer le point de vue affectif du
point de vue sensitif proprement dit ; cependant une odeur n'est pas
une saveur : il y a donc là quelque chose de
représentatif.
La distinction est encore plus difficile à faire, et elle est
même impossible pour une autre classe de sensation, qui servent
d'intermédiaires entre émotions proprement dites et les
sensations proprement dites. Ces phénomènes
intermédiaires sont les sensations internes ou organiques, qui
naissent des diverses dispositions ou affections de notre corps. C'est
par celles-ci comme plus élémentaires que les autres, que
nous devons commencer.
60. Sensations organiques ou internes.
Voici l'énumération de ces
sensations, d'après le psychologue Bain « Sens et
intelligence I, ch. H, 1 » :
1° Sensations organiques des muscles : sensations de coupure ou de
déchirure, crampes et spasmes, sensation de fatigue. 2°
Sensations organiques des nerfs : fatigue nerveuse, différente
de la fatigue musculaire, effets des stimulants. 3° Sensations
organiques de la circulation et de la nutrition : faim, soif,
bien-être physique, nausées, dégoût, etc.
4° Sensations de la respiration, sensation de l'air pur ;
suffocation. 5° Sensation internes de chaleur et de froid, frisson.
6° Sensations électriques.
On remarquera que ces sensations, quoique liées à
l'état des organes, et qui y sont plus ou moins
localisées, ne nous apprennent rien sur l'existence de ces
organes, et sur la nature et le mode de leurs fonctions.
L'ensemble de toutes ces sensations, et de beaucoup d'autres infiniment
petites qui murmurent en quelque sorte dans le dernier fond de nos
organes, viennent se confondre dans une sensation
générale, unique, qui accompagne toute notre existence,
qui a des alternatives de force ou de faiblesse, de clarté et
d'obscurité, qui s'affaiblit et qui s'évanouit presque
dans le sommeil, qui dort dans l'enfant et s'endort dans le vieillard :
c'est la sensation vitale ; le sens général qui nous la
donne, et qui enveloppe toutes les sensations organiques internes ou
externes, a été appelé par Condillac sens
fondamental ( Traité des sensations, part. II. Ch. I), et de nos
jours sens vital « Sur le sens vital, voy. Le travail d'Albert
Lemoine : l'Ame et le Corps, apologie des sens ». Il est le
sentiment immédiat de notre corps. Il est le fond et la base
matérielle de toute notre vie.
61. Sensations externes.
Les sensations externes se distinguent des
précédentes par deux caractères : 1° elles se
rapportent au monde extérieur, tandis que les autres ne se
rapportent qu'à l'état de notre propre corps ; 2°
elles ont lieu par le moyen de certains appareils spéciaux ( les
yeux, les oreilles, le nez, etc.), liés au système
nerveux, mais qui s'en distinguent ( 26 ), tandis que les autres n'ont
pas d'organes propres autres que le système nerveux en
général.
62. Organes des sens.
On appelle organes des sens les instruments dont
nous venons de parler, et on appelle sens externes les fonctions de ces
organes.
Il faut distinguer les sens et les organes des sens. Les organes sont
des instruments matériels que l'on peut voir et toucher, et que
l'anatomie dissèque. Les sens sont des fonctions, ce sont les
modes d'action de la sensibilité s'exerçant par certains
organes déterminés. Les organes des sens font partie du
corps, les sens font partie du moi, c'est à dire de l'âme
« Le P. Liberatore, dans son livre du Composé humain,
soutient que la sensation n'appartient pas à l'âme, mais
au composé (âme et corps). Sans doute l'âme n'est
sensible qu'en tant qu'elle est unie à un corps ; mais, à
moins de faire de l'âme et du corps une unité indivisible,
il est impossible d'attribuer la sensation à l'union de l'un et
de l'autre. Voy. Sur ce point la Perception externe, de l'abbé
Duquesnoy, 1876, p. 19. »
63. Les cinq sens.
On distingue généralement cinq sens
: le goût, l'odorat, l'ouie, la vue te le toucher. On a
récemment proposé un sixième sens : le sens
musculaire. ( Bain, Sens et Intelligence, I, ch. I, III).
64. Mécanisme de la sensation.
Quoique la sensation soit un
phénomène essentiellement psychologique, puisque nous en
avons conscience, elle n'a lieu cependant qu'à de certaines
conditions physiques et physiologiques, qui peuvent se ramener à
trois principales :
1° Les objets extérieurs agissent soit immédiatement
( tact, goût ), soit par l'intermédiaire d'un milieu (
odorat, ouie, vue ) sur les organes des sens. Absence d'organe, absence
de sensation.
2° L'action exercée sur les extrémités des
nerfs qui aboutissent aux organes se transmet dans tout le parcours des
nerfs qui font communiquer les organes avec le cerveau. En effet, toute
lésion des nerfs interrompt ou altère la sensation.
3° L'action se communique aux centres, soit à
l'encéphale, soit à la moelle, qui la transmet
elle-même à l'encéphale. En effet les
lésions des centres peuvent empêcher la sensation,
malgré l'état sain des nerfs ou des organes.
Telles sont les conditions communes à toutes les sensations :
nous indiquerons pour chaque sens le mécanisme particulier qui
lui appartient.
65. Odorat et goût.
Ces deux sens sont inséparable. Leurs
sensations sont de même nature et elles se lient
étroitement entre elles.
Mécanisme de l'odorat. Les odeurs sont dues en partie à
des particules matérielles émanant des substances
odorantes, et transportées par l'air jusqu'à l'organe
sensitif. C'est le seul sens auquel puisse s'appliquer la
théorie épicurienne des espèces sensibles,
échapées des corps. On remarquera que l'inspiration de
l'air est indispensable à l'action de l'odorat.
Mécanisme du goût. Le goût n'a besoin que du simple
contact des aliments avec la muqueuse buccale, mais à la
condition de leur dissolution par la sécrétion salivaire.
Il est probable que l'odorat, aussi bien que le goût, est
dû à une combinaison chimique qui se fait entre les
particules odorantes et sapides et les particules de nos organes.
Sensation de l'odorat. Les sensations de ce genre s'appellent des
odeurs.
On a essayé de classer les odeurs. Voici la classification de
Linné. Il distingue sept espèces d'odeurs :
1° Les odeurs aromatiques ( Telles que celles d'œillet ou de
feuilles de laurier) ; 2° les odeurs fragrantes ( par exemple le
lis, le safran, le jasmin) ; 3° les odeurs ambrosiaques ( celles de
l'ambre, du musc) ; 4° les alliacées ( ail, assa foetida,
etc. ) ; 5° les odeurs fétides ( telles que celles du bouc,
de la valériane) ; 6° les odeurs repoussantes, vireuses (
comme celles de l'œillet d'Inde et des solanées) ; 7° enfin
les odeurs nauséeuses ( telles que celles des concombres et des
cucurbitacées).
L'inconvénients de ces sortes de classifications pour des
phénomènes si délicats et fugitifs, c'est d'une
part qu'il est difficile de se faire une idée nette de chacune
de ces classes d'odeurs, si on n'a pas les substances à sa
disposition ; de l'autre que l'odorat est une faculté
très variable et que tous les hommes ne sentent pas de la
même manière : on ne voit pas, par exemple, pourquoi
l'odeur de la courge ou du concombre serait plus nauséeuse que
d'autre.
M. Al. Bain admet des odeurs fraîches ( l'air pur ou le parfum
des bois) ; des odeurs suffocantes ( une foule entassée dans un
lieu fermé ) ; les odeurs douces ou fragrantes ( les fleurs) ;
piquantes ( le poivre, l'ammoniaque) ; appétissantes, (un
aliment savoureux) ; etc.
Ces différents caractères peuvent être
distingués, pourvu qu'on n'y cherche pas une classification
rigoureuse.
Outre les odeurs proprement dites, l'organe de l'odorat est le
siège de sensations très différentes les unes des
autres et qu'il est important de distinguer : 1° des sensations
tactiles générales, comme celles de l'air froid qui
traverse le nez et glace les muqueuses nasales ; 2° la sensation de
chatouillement, par exemple, si on y introduit les barbes d'une plume ;
3° les sensations complexe, comme celle du tabac qui,
indépendamment de l'odeur, produit sur la membrane une
impression piquante qu'elle ne produit pas sur les autres parties de
l'organisation (Gerdy, des Sensations et de l'Intelligence, p.74).
Sensations du goût. Les sensations propres au sens du goût
s'appelle saveurs.
On a essayé de classer les saveurs comme les odeurs ; mais il
est difficile de ramener à des types distincts des sensations
dont les nuances sont infinies et qui sont aussi nombreuses que les
différents objets.
On signalera surtout les sensations douces ( le sucre, le lait ),
amère ( la quinine, la gentiane), acides ( le vinaigre ),
ardentes ( les liqueurs fortes ), etc. ; mais ces distinctions sont
très insuffisantes pour exprimer le nombre considérable
de saveur que peuvent produire les différents aliments ou
boissons.
Le siège du sens du goût est le palais et la langue ;
mais, de même que pour l'odorat, il faut bien distinguer les
sensations de saveur des autres sensations purement tactiles dont ces
mêmes organes sont susceptibles ; un morceau de cristal de roche
mis sur la langue est senti comme un corps dur et froid, sans
sapidité. La distinction entre les sensations tactiles et les
sensations gustatives n'est pas toujours facile à faire ; par
exemple, les alcools, qui brûlent la langue, agissent à la
fois sur le goût et sur le toucher.
Il n'est pas moins difficile de distinguer les sensations olfactives (
de l'odorat ), qui se mêlent sans que nous y pensions aux
sensations du goût. « Les yeux et les narines étant
fermés, dit Longet, on ne distinguera pas une crème
à la vanille d'une crème au café : elles ne
produirons qu'une sensation commune de saveur douce et sucrée.
» La délicatesse du go^t est très différente
selon les diverses personnes : « L'empire de la saveur, dit
Brillat-Savarin, a ses aveugles et ses sourds. »
66.L'ouïe. Mécanisme de l'audition.
Le son, comme nous l'apprend la physique, est un
mouvement vibratoire des corps sonores transmis à l'oreille par
un milieu élastique qui est l'air, sans intermédiaire
duquel les sons ne se produiraient pas. Les ondes sonores arrivent
jusqu'à la membranes du tympan, les unes directement, les autres
après avoir été réfléchies par la
conque ; d'autres frappent les cartilages du pavillon et les os du
crâne, qui les transmettent aux parois du conduit auditif. De la
membrane du tympan, les vibrations sont transmises, par la caisse du
tympan et par la chaîne des osselets, jusqu'au liquide qui
remplit l'oreille interne et aux membranes du nerf acoustique, lequel
à son tour transmet les vibrations jusqu'au cerveau.
67. Sensation de l'ouie.
La sensation propre au sens de l'ouie s'appelle le
son.
On peut distinguer dans le son différents points de vue : 1°
la qualité ; 2° l'intensité ; 3° le volume ;
4° la tonalité ; 5° le timbre.
1° Sous le rapport de la qualité, les sons peuvent
être doux, riches moelleux, purs ou durs, âpres, criard,
etc. Ces différences correspondent à celles que nous
avons signalées dans les saveurs ou dans les odeurs. 2° Sous
le rapport de l'intensité, les sons fort ou faibles : un
tintement de cloches près de l'oreille, une décharge de
mousqueterie sont des exemples de son intense. 3° Le volume se
distingue de l'intensité. Il tient à l'étendue de
la masse sonore. Le bruit de la mer, les clameurs d'une multitude, un
grand nombre d'instruments semblables jouant à l'unisson sont
des exemples du volume du son. 4° Par tonalité ou par
hauteur du son, on entend l'acuité ou la gravité. On sait
que la différence du grave et de l'aigu, différence qui
ne peut être définie, mais que tout le monde sent, est le
principe de la musique ; cette différence ne se confond
nullement avec celle de l'intensité ou du volume : car un son
musical restera le même, soit qu'on en augmente
l'intensité par la pédale, ou le volume par la
multiplication des instruments. On ne peut donner d'autre idée
de la hauteur du son qu'en disant que c'est une qualité qui
correspond à un plus ou moins grand nombre de vibrations dans un
temps donné : le son devient plus grave à mesure que le
nombre des vibrations diminue, et plus aigu à mesure qu'il
augmente. 5° Le timbre est la différence de sons, d'ailleurs
semblables, qui proviennent d'instruments différents. Un violon,
une flûte, un piano, la voix humaine, peuvent produire la
même note, mais avec un timbre différent « A. Bain,
des sens et de l'Intelligence, part. I. ch. I. 5. ».
Telles sont les principales différences que l'on peut distinguer
dans le son, et que l'ouïe livrée à elle seule est
capable de sentir.
Quant à la distance et à la direction du son, c'est une
question de savoir si l'oreille peut toute seule, et sans secours de
l'œil ou de la main, nous faire connaître ces qualité
« Voy. Plus loin, Perception extérieure, sect. II, ch.
III, 123 ».
68. La vision. Mécanisme de la vision.
L'œuvre
de Paul Janet