La morale est la partie de la philosophie qui
traite de la loi et du but des actions humaines. Elle a pour objet le
bien, comme la logique a pour objet le vrai. Comme la logique aussi,
elle est une science à la fois théorique et pratique, et
elle se divise par là même en deux parties : morale
théorique et morale pratique. En tant que morale
théorique, elle étudie le devoir ; en tant que morale
pratique, elle étudie les devoirs.
On traite d'ordinaire de la morale théorique avant la morale
pratique, car, dit-on, il faut poser les principes avant de passer aux
applications. Mais, si l'on y regarde de plus près, on verra que
dans la théorie des devoirs on fait bien plus appel à la
conscience des hommes et à la notion innée ou acquise
qu'ils ont de leurs devoirs, qu'à tel ou tel principe abstrait.
Au contraire, il paraît impossible de discuter la morale
théorique si l'on n'admet pas en fait quelque morale pratique. A
celui qui n'admettrait aucun devoir en particulier, il serait
impossible de démontrer l'existence du devoir en
général. Ce qui le prouve, c'est que dans la discussion
contre les faux systèmes de morale on puise toujours ses
exemples, et par là même ses arguments, dans les devoirs
que l'on suppose admis de part et d'autre. Ainsi, à quoi
servirait l'exemple du chevalier d'Assas pour prouver le
désintéressement de la vertu, si l'on ne
commençait par admettre que le chevalier d'Assas a obéi
à son devoir ? Comment prouve-t-on que le sentiment est une
mauvaise règle d'action, si ce n'est en montrant, par des
exemples, que les affections de famille, ou l'amitié, ou tel
autre sentiment peuvent nous conduire à commettre des injustices
? ce qui ne prouverait rien à celui qui n'admettrait pas d'abord
que la justice est un devoir.
En un mot, toute science doit reposer sur des faits. Or les faits qui
servent de fondement à la morale, ce sont les devoirs
généralement admis, ou tout au moins admis par ceux avec
qui on discute. C'est donc par l'exposition de ces devoirs qu'il faut
commencer.
Nous n'entendons pas dire par là que l'idée du devoir
soit tirée de l'expérience ; nous pensons que c'est une
idée qui est inhérente et essentielle à la
conscience humaine ; mais elle peut être voilée, et elle
l'est évidemment dans ceux qui ne la reconnaisse pas. Pour la
faire jaillir de la conscience il faut se mettre en présence de
devoirs concrets, que nul homme ne nie lorsqu'il est
désintéressé.
Autrement on s'expose à faire sans cesse des cercles vicieux.
Par exemple, on s'oppose aux utilitaires que le principe de
l'intérêt personnel n'est pas un principe
désintéressé : mais c'est
précisément ce qu'il soutiennent ; on leur dit qu'il
n'est pas obligatoire : mais leur doctrine est justement qu'il n'y a
pas de principe obligatoire. On leur oppose donc ce qui est en
question. Au contraire, en prenant un devoir admis de part et d'autre,
par exemple le devoir du dévouement, on peut leur montrer que ce
devoir est inexplicable dans leur système : on fait appel
à leur conscience contre leur doctrine.
Nous proposons donc de donner à la morale une base plus solide,
en commençant par la morale particulière et pratique et
en terminant par la morale théorique. ( Cette intervention, que
nous soumettons à l'appréciation des juges
compétents, ne peut avoir du reste aucun inconvénient
pratique, puisqu'il suffira de renverser cet ordre pour retrouver le
plan ordinaire de la morale. ).
L'œuvre
de Paul Janet